Les communs numériques pour transformer la frontière entre l’État et les citoyens

Shulz, S. (2021). De l’adoption au rejet d’un commun numérique pour transformer la frontière entre État et citoyens. Réseaux, (1), 151-186.

Contexte

Historiquement, la production d’informations géographiques officielles était dévolue à des organisations publiques spécialisées. Toutefois, depuis une quinzaine d’années, ce modèle est remis en question par des acteurs privés issus du monde numérique, tel que Googlemaps ou des plateformes collaboratives telles que OpenStreetMap (OSM). En 2015, l’État français a signé un accord avec OSM et d’autres partenaires pour développer la Base adresse nationale (BAN). Cette base de données numériques regroupe l’ensemble des adresses postales et leurs coordonnées géographiques sur le territoire français. Cette base de données est gérée sur la base du modèle d’un commun numérique. Cette publication analyse les raisons pour lesquelles les acteurs publics ont décidé d’adopter la forme d’un commun numérique pour produire des informations géographiques officielles, ainsi que la manière dont cet outil reconfigure la relation entre l’État et les citoyens.

Définition

Un commun numérique est une communauté de producteurs et d’utilisateurs gérant une ressource numérique en vue de son enrichissement dans le temps à travers des règles de gouvernance élaborées conjointement et en vue de protéger le libre accès face aux tentatives d’appropriation exclusive.

L’adoption de communs numériques par l’État permet de passer d’un paradigme de « e-government » à celui de « we-government ». Trois catégories de « we-government » sont décrites dans la publication : 1- le Citizen sourcing réfère à la contribution qu’apportent les citoyens pour produire des informations, ce qui améliore l’efficacité de l’administration ; 2- le Government as a platform renvoie au libre accès d’une partie de l’infrastructure informationnelle publique pour permettre à la société civile de proposer de nouveaux services ; 3- le Do it Yourself government signifie que l’État adopte un rôle de facilitateur pour que les citoyens puissent s’auto-organiser.

Résultats
  • Entre 1999 et 2010, trois types d’acteurs se sont mobilisés pour que l’État français produise une base d’adresses géolocalisées : l’Union européenne, les militants pour les données ouvertes et des réformateurs dans l’administration.
  • En 2013, OSM décide de produire une Base adresse nationale ouverte (BANO). Pour y parvenir, OSM a procédé à l’extraction (scraping) des millions de plans cadastraux en format PDF fournis par l’État.
  • Le chercheur indique qu’un fonctionnaire connaissant les milieux sociaux du logiciel libre, de l’économie numérique et de l’administration publique est l’entrepreneur de réforme qui joue un rôle de déclencheur concernant l’idée de reformer l’État par les communs numériques. Le rôle de ce fonctionnaire est crucial pour importer et légitimer la forme du commun numérique au sein de l’administration.
  • Plusieurs acteurs signent un partenariat officiel en 2015. Ce partenariat regroupe l’Institut national d’informations géographiques (IGN), OSM, la Poste et Etalab (organisation publique française visant à améliorer le service public et l’action publique grâce aux données).
  • Le chercheur décrit les résistances institutionnelles qui ont été soulevées par l’auto-organisation et le libre accès (caractéristiques des communs numériques) :
    • l’enjeu de l’autorité de la donnée soulevé par le citizen sourcing ;
    • les modes de fonctionnement ont causé une confrontation entre le Do-it-yourself de l’Internet agile et la hiérarchie de l’administration ;
    • les enjeux juridico-économiques du Government as a platform.
  • Aujourd’hui la BAN est produite par l’État et diffusée en licence ouverte. La forme du commun numérique a été abandonnée. Le changement de personnel politique de 2017 a entraîné des conséquences dans l’administration publique.
  • La Loi Lemaire crée le service public de la donnée.
Messages clés pour la politique et la pratique
  • L’abandon de la forme du commun numérique dans la structure sociotechnique de la BAN témoigne ainsi du fait que l’État met en œuvre une forme particulière d’exercice du pouvoir informationnel en empêchant techniquement la contribution citoyenne et en favorisant juridiquement sa réutilisation par des acteurs économiques.
Méthode et limites de la recherche
  • La recherche est qualitative.
  • Le chercheur a procédé à 23 entretiens auprès des acteurs publics, associatifs et privés concernant l’adresse en France.
  • Une analyse d’un corpus varié (c’est-à-dire des billets de blog, des rapports, articles, des textes de loi ou des tweets) a été réalisée.
  • Le chercheur a réalisé plusieurs terrains lors de réunions de travail et de journées de présentation de la BAN.
  • Les résultats de la recherche doivent être interprétés à la lumière de la contemporanéité de l’objet d’étude qui représente une limite. Les évolutions de la BAN sont rapides. Certains effets du projet de commun numérique pour les adresses ne sont peut-être pas pleinement réalisés.
Financement de la recherche

La publication ne compte aucune information sur son financement.