La discrétion numérique : impact sur les valeurs publiques et facteurs d’expansion

Busch, P. A et Henriksen, H.Z (2018). Digital discretion: A systematic literature review of ICT and street-level discretion, Information Polity, vol. 23, 3–28.

Contexte

À travers leurs interventions auprès des citoyens, les agents publics ont la responsabilité de mettre en œuvre les politiques publiques des gouvernements. À cette occasion, les agents disposent d’une certaine autonomie qualifiée de pouvoir discrétionnaire. Cette marge de manœuvre permet aux agents de décider du type, de la quantité et de la qualité des services, avantages ou sanctions qui seront accordés aux usagers.

Cet article s’intéresse à la manière dont la technologie a influencé le pouvoir discrétionnaire des agents de première ligne au cours des deux dernières décennies marquées par le développement rapide des TIC. En plaçant la notion de valeurs publiques au cœur de leur analyse, les auteurs cherchent à savoir si la discrétion numérique entraine des changements de valeur dans la prestation des services publics et tentent d’identifier sous quelles conditions les changements se produisent.  

Définition 

Le texte se réfère aux TIC utilisées pour enregistrer, stocker, modifier et gérer les données des clients dans l’objectif d’effectuer des évaluations de cas ou d’exécuter des décisions comme les variantes de bases de données, de systèmes de gestion de cas et de systèmes automatisés.

La discrétion numérique renvoie à l'utilisation de routines et d'analyses informatisées pour influencer ou remplacer le jugement humain. Ce concept marque  le passage de la perception de la discrétion en tant que processus intellectuel des agents de première ligne à l’automatisation partielle ou complète de la prise de décision. 

Résultats

La bureaucratie de première ligne est progressivement remplacée par une bureaucratie numérique caractérisée par une utilisation accrue des ordinateurs. Dans ce contexte, les interactions en face à face avec les usagers diminuent.

  • Impact de la discrétion numérique sur les valeurs liées à l’éthique 

De manière générale, la discrétion numérique apporte des solutions concrètes à certains problèmes comme les comportements non éthiques, la corruption, les mauvaises décisions dues à une erreur, une mauvaise interprétation des règles, le favoritisme ou d’autres facteurs personnels tels que l'humeur de l’agent et ses préjugés.

La discrétion numérique réduit la marge d’erreur, évacue les préjugés, renforce la rationalité et l’objectivité des décisions et favorise le respect des lois et des procédures.  La discrétion numérique accroît dans plusieurs cas le respect des valeurs liées à l’éthique.

  • Impact de la discrétion numérique  sur les valeurs démocratiques

En permettent de retracer les processus ayant mené à la prise de décision, les TIC sont généralement perçues comme un moyen de renforcer le principe de transparence, de responsabiliser les agents publics et d’impliquer les citoyens dans la prise de décision.

D’un autre point de vue, favoriser la discrétion numérique c’est abandonner la responsabilité de la décision aux machines.

Alors que certains auteurs affirment que la discrétion numérique renforce la légitimité et l’acceptabilité des décisions publiques, d’autres sont moins optimistes et continuent à croire que les réunions personnelles basées sur la négociation et la flexibilité sont plus susceptibles de favoriser l’adhésion des citoyens aux décisions que celles produites par des processus automatisés et impersonnels. 

  • Impact de la discrétion numérique sur les valeurs professionnelles

Les TIC conduisent à une amélioration de la qualité des décisions dans la mesure où elles sont utilisées comme un moyen au service de la discrétion des agents publics qui disposent d'une meilleure information pour prendre une décision grâce aux algorithmes intelligents et à la combinaison d’informations provenant de plusieurs sources. Les agents de première ligne exercent leur pouvoir discrétionnaire pour la sélection et l’interprétation de ces informations. Plus les données sont multiples et complexes, plus la discrétion humaine est importante. 

En revanche, d’autres études ont montré que l’introduction des TIC visait aussi à surveiller et contrôler le processus de prise de décision par les agents de première ligne. Ce qui a amené une routinisation croissante de leur activité et une diminution de leur pouvoir discrétionnaire.

Le pouvoir discrétionnaire est une source de valorisation pour les agents de première ligne. L'élimination ou la réduction de ce pouvoir peut rendre le poste moins attrayant aux yeux des fonctionnaires et par conséquent, compliquer le recrutement.

  • Impact de la discrétion numérique sur les valeurs  humaines

Plusieurs études traitent de la tension classique dans la fourniture des services publics entre les engagements d'efficacité et d’uniformisation d’une part et un traitement individualisé et contextuel, d’autre part.

Les auteurs s’accordent sur le fait que les TIC ne soutiennent pas les valeurs humaines du service public. Au contraire, elles réduisent la marge d'action pour prendre en compte les besoins individuels des citoyens. Les études démontrent que ces derniers privilégient le jugement humain plutôt que le traitement systématique et impersonnel des machines.

Les agents doivent parfois inventer des solutions de contournement dans les systèmes informatiques pour palier à leur manque de flexibilité et s’adapter aux situations particulières des usagers.  

Alors qu’ils sont sensés trouver leur motivation dans le contact humain et la satisfaction d’aider les autres, les agents de première ligne sont démoralisés car ils sont amenés à s’investir davantage dans le traitement et le suivi des informations que dans les aspects relationnels de leur travail.

Les études montrent que la diffusion de la discrétion numérique dans le secteur public n’est possible qu’en la présence de certaines conditions telles que la clarté des règles, des objectifs et des procédures à mettre en œuvre, de l’ouverture du personnel au changement, de leur maitrise des outils informatiques et de la disponibilité d’informations stockées dans des formats structurés. Or, ces conditions sont parfois difficiles à remplir par les organisations publiques qui doivent composer avec la complexité du monde social à travers des règles et procédures flexibles, la négociation directe avec les usagers et la prise en compte des éléments contextuels et individuels dans le traitement des dossiers. La diffusion de la discrétion numérique dépend aussi de son acceptation par les regroupements professionnels et des syndicats, de l’indépendance des organisations et de la capacité des TIC elles-mêmes à réaliser des tâches avec des degrés de complexité différents.  

Messages clés pour la politique et la pratique

Les études montrent que, de manière générale, le pouvoir discrétionnaire des agents de première ligne est en diminution dans la fonction publique. L’expansion et l'impact de la discrétion numérique varient selon les caractéristiques des technologies utilisées et les facteurs contextuels inhérents aux organisations publiques et aux secteurs d’activité des agents de première ligne.

La discrétion numérique semble jouer un rôle plutôt positif pour ancrer les valeurs liées à l’éthique et les valeurs démocratiques au sein des organisations publiques, mais risque d’affaiblir les valeurs professionnelles et humaines.

La réduction du pouvoir discrétionnaire des agents de première ligne semble réduire la qualité des services, démoraliser les agents de première ligne sans parvenir à atteindre des objectifs d’efficience et d’efficacité, tels que la prévention des erreurs.

Méthode et limites de la recherche

Cette étude analyse 44 articles en sciences sociales sur la discrétion numérique, publiés entre 1998 et janvier 2017. Les articles ont été repérés dans 5 bases de données et triés à travers un processus de recherche rigoureux. Vu l’étendu des sources potentielles, cette revue de littérature ne prétend pas être exhaustive. Les auteurs estiment, toutefois, qu’elle est composée de textes de premier plan représentatifs de la recherche savante sur la discrétion numérique. Les textes sélectionnés reflètent une diversité méthodologique et théorique et couvrent une panoplie de services de première ligne allant du traitement automatisé des bourses d'études, aux services de garde d'enfants en passant par le travail social, les services de santé ou encore la sécurité publique. Les auteurs soulignent que le nombre limité d'études empiriques dans le domaine rend difficile la généralisation des conclusions, mais les résultats peuvent servir d'indication de la tendance générale des effets de la discrétion numérique dans le secteur public.

Les articles ont été regroupés et analysés selon les quatre grandes catégories de valeurs de la l’administration publique : les valeurs liées à l’éthique, les valeurs démocratiques, professionnelles et humaines.

Financement de la recherche

Le texte ne contient pas d’informations sur le sujet.